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Graves menaces sur la Cour des comptes : quand le gouvernement veut piloter l’Etat comme une entreprise.

Graves menaces sur la Cour des comptes

Article de Laurent Mauduit paru sur Médiapart

Voulant que la gestion publique se rapproche de la gestion privée et que l’État soit piloté à la manière d’une entreprise, le gouvernement prépare une réforme qui va modifier le rôle des comptables publics. Sans que quiconque le remarque, le dispositif va dynamiter les fonctions de la Cour des comptes. L’Élysée veut aussi placer à la tête de l’institution un premier président à sa main, Pierre Moscovici.

C’est une réforme d’une considérable importance que le gouvernement veut mettre en œuvre mais comme elle va prendre des apparences passablement techniques, on n’y a vu pour l’instant que du feu. À la fin du mois d’octobre dernier, le premier ministre, Édouard Philippe, a en effet annoncé une modification du rôle des comptables publics. Et sur le moment, le sujet n’a passionné personne, sauf quelques rares spécialistes.

C’est pourtant un tort car la refonte pourrait avoir une considérable importance, allant jusqu’à remettre en cause la fonction historique de la Cour des comptes. Le séisme qui se profile pourrait être d’autant plus spectaculaire que l’Élysée rêve d’installer à la tête de la juridiction financière un nouveau premier président à sa main, qui pourrait être Pierre Moscovici.

De fait, quand Édouard Philippe a présenté, le 29 octobre 2018, les décisions du deuxième « Comité interministériel de la transformation publique » – on peut les consulter ici –, personne ne s’est attardé sur le fait que, dans le lot des mesures annoncées, figurait une prochaine réforme des fonctions des comptables publics. Affreusement technique, le dossier n’a retenu l’attention de presque aucun média et est tombé aussitôt aux oubliettes.

Il suffit de lire ce que le gouvernement a annoncé ce jour-là pour comprendre pourquoi la réforme n’a retenu l’attention de presque personne : « Une refonte complète de notre cadre de gestion vise à terme la suppression de tous les contrôles a priori ; une plus grande responsabilisation de l’ordonnateur et la suppression de la responsabilité personnelle et pécuniaire de l’agent comptable ; la transformation de la mission du contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) ainsi que celle du contrôleur budgétaire régional (CBR) en contrôleur de gestion ; ou encore la mise en œuvre d’une rémunération variable en fonction de critères de bonne gestion financière », explique le site du gouvernement. Ces indications sont détaillées dans un autre document que l’on peut consulter ici.

Trop compliqué ! Trop jargonnant ! L’annonce de la réforme des fonctions des comptables publics est donc passée totalement inaperçue. Et pourtant, c’est un bouleversement très important de la vie publique qui se dessine, qu’il faut savoir décrypter. D’autant que depuis les annonces du premier ministre, la mise en œuvre de la réforme se précise et pourrait intervenir dans les prochains mois.

Pour comprendre l’importance de la réforme, il faut d’abord avoir à l’esprit, comme le documente le site gouvernemental Vie publique, que la gestion des finances publiques françaises est, de très longue date, organisée sur la base d’une séparation entre l’ordonnateur de la dépense, qui juge de son opportunité, et le comptable public, qui doit en apprécier la régularité avant de l’engager :
« L’ordonnateur est un agent d’autorité qui constate les recettes, en arrête le montant et en ordonne le recouvrement ; il décide en outre de la dépense, la liquide et en ordonne la mise en paiement. Mais l’ordonnateur n’a pas le droit de manipuler l’argent public. Seul le comptable public peut le faire : il lui appartient, sur l’ordre de l’ordonnateur, d’encaisser ou de décaisser l’argent public. Il est donc responsable pécuniairement et personnellement (sur ses deniers propres) des sommes qui viendraient à manquer de son compte. »

On trouve les prémices de ce principe de séparation, sous la monarchie. Le principe a continué d’être au fondement du fonctionnement des finances publiques françaises au cours des derniers siècles, jusqu’au décret le plus récent, qui organise la gestion budgétaire et comptable publique française actuelle, celui du 7 novembre 2012, qui en son article 9 dispose toujours que « les fonctions d’ordonnateur et de comptable public sont incompatibles ».

Or, en supprimant la « responsabilité personnelle et pécuniaire de l’agent comptable », c’est cette séparation historique que le gouvernement veut précisément remettre en cause. La justification de la réforme est en partie affichée : en supprimant cette responsabilité personnelle du comptable, il s’agit de contribuer à « une plus grande responsabilisation de l’ordonnateur ».

Pourquoi le gouvernement s’engage-t-il dans cette voie ? Plusieurs hypothèses peuvent l’expliquer. D’abord, en ces temps d’austérité budgétaire, le gouvernement y voit sans doute une source importante d’économie puisque de grosses cohortes de comptables publics deviendraient de la sorte inutiles. De plus, l’Inspection des finances nourrit depuis longtemps un grand mépris à l’égard de la Cour des comptes ; et Emmanuel Macron est lui-même le produit de cette hostilité ancienne.

Mais il y a sans doute une raison beaucoup plus lourde, de nature idéologique. Car, de très longue date, les néolibéraux poussent à la roue pour que la gestion publique copie les mœurs de la gestion privée. Comme le rappelle le site Vie publique, cette tendance est très ancienne et prend sa source aux États-Unis, dès le XIXe siècle : « L’idée de gérer l’État comme une entreprise naît parallèlement au management, aux États-Unis, où le président Woodrow Wilson, dès 1887, estime qu’il faut s’inspirer de l’entreprise pour confier la gestion de l’État à des experts qui ne feront pas primer des enjeux politiciens. »

Mais avec la vague néolibérale qui a enflé à partir du début des années 1980, la mode a connu récemment encore plus d’adeptes, comme le dit ici Vie publique : « La montée en puissance du discours managérial – qui promeut une meilleure autonomie des managers, c’est-à-dire un allègement de la contrainte juridique pesant sur leurs actions – a nourri de nombreuses critiques contre le principe de séparation des ordonnateurs et des comptables. »

Il n’est donc pas surprenant qu’Emmanuel Macron, qui se présente constamment comme le grand promoteur de la « start-up nation », ait fait siennes ces conceptions néolibérales alignant la gestion publique sur les règles de la gestion privée. Ce qui risque de conduire à la suppression des comptables publics et à leur remplacement par un système de certification des comptes ou d’audit.

En quelque sorte, les collectivités publiques n’auraient plus de comptables publics assermentés, placés sous la surveillance et le contrôle de la Cour des comptes, mais disposeraient de cabinets d’audit d’un genre nouveau, rémunérés par elles.

L’onde de choc serait donc considérable. D’abord, qui peut prétendre que la gestion privée soit un exemple dont l’État puisse s’inspirer ? Le naufrage de tous les grands cabinets d’audit, lors de la bulle technologique au tournant des années 2000, puis de nouveau lors de la crise financière au lendemain de 2007, est trop récent pour qu’on puisse l’oublier : des auditeurs ou certificateurs rémunérés par les audités ou certifiés contribuent à un système dangereux, car lourds de conflits d’intérêts. Ce qui plaide donc pour un maintien de la séparation des fonctions entre ordonnateur et comptable.
La théorie des apparences contre Pierre Moscovici

Non pas qu’il ne faille pas envisager une réforme du système français. De cela, tout le monde convient. Dans une note confidentielle écrite l’été dernier, à laquelle Mediapart a eu accès (on peut la télécharger ici (pdf, 3.0 MB)), et qui est consacrée à l’« évolution de la responsabilité des gestionnaires publics », le procureur général de la Cour des comptes, Gilles Johanet, est ainsi le premier à l’admettre.

Il reconnaît qu’à l’heure de la révolution technologique et de l’irruption du numérique, d’immenses évolutions sont concevables dans le système français de gestion publique. Et la Cour des comptes elle-même n’a plus à attendre que les liasses des comptables publics remontent jusqu’à elle, plusieurs mois ou plusieurs années après les exercices sous revue, pour vérifier la régularité des comptes concernés.

Mais, précisément, cette réforme aurait un impact jusque dans le fonctionnement de la Cour des comptes. Car si la France bascule, pour ses finances publiques, du système actuel vers un système plus proche de l’audit à l’anglo-saxonne, la réforme ne serait pas une simple évolution, prenant en compte les évolutions technologiques. Elle changerait la philosophie même du système français au terme duquel la Cour des comptes a la charge, comme elle le dit fièrement sur son site Internet, de « s’assurer du bon emploi de l’argent public » et d’en « informer le citoyen », et cela en application de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Laquelle Déclaration affirme en son article 14 :
« Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. » Et en son article 15, la Déclaration ajoute ce droit fondamental : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »
Le nouveau système, celui de l’audit des comptes publics, transformerait donc la fonction même de la Cour des comptes. Car, du même coup, celle-ci cesserait d’être tout à la fois un organisme public qui vérifie la régularité des comptes publics – ceux auxquels elle accède grâce aux comptables publics qui les leur transmettent, mais aussi qui sanctionnent les irrégularités constatées.

En clair, le non-dit de la réforme gouvernementale, c’est que la Cour des comptes pourrait cesser d’être une juridiction financière, et que ses membres pourraient eux-mêmes cesser d’être des… magistrats financiers.

C’est donc peu dire que la Cour des comptes est actuellement en ébullition, même si dans la tradition feutrée de la maison, la colère du moment n’a pas encore conduit à des éclats publics. Lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour des comptes, son premier président, Didier Migaud, n’en a rien laissé transparaître lors de son allocution, mais il a fait ce rappel important :
« L’inamovibilité et l’indépendance qu’emporte le statut de magistrat des comptes ne sont ni des remparts ni des privilèges, mais la condition primordiale d’exercice de nos missions. Elles assurent une liberté d’action qui nous oblige : instruire loin du souci de plaire ou de déplaire ; formuler des analyses étayées, contredites, objectives ; programmer librement nos travaux, tout en répondant aux demandes émanant des pouvoirs publics. »

Or, si les membres de la Cour des comptes perdent à terme leur statut de magistrat et si leur indépendance est remise en cause, c’est un contre-pouvoir important qui serait sapé. Un de plus ! La Cour des comptes n’est certes pas exempte de critiques, mais elle n’en a pas moins une fonction importante dans l’organisation républicaine et l’équilibre des pouvoirs.

Si l’émotion est donc grande au sein de la juridiction financière, c’est qu’un projet complémentaire fait craindre une reprise en main par l’Élysée encore plus spectaculaire. Nul n’ignore en effet qu’Emmanuel Macron a caressé le projet d’écarter le premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, en lui offrant une sortie par le haut au Conseil constitutionnel, ce qui aurait permis d’installer Pierre Moscovici à la tête de la Cour des comptes, lequel Pierre Moscovici cherche un point de chute d’ici le renouvellement, à l’automne, de la Commission européenne.

Mais le schéma présidentiel a finalement été amendé. C’est, contre toute attente, Alain Juppé qui a été promu au Conseil constitutionnel par le président de la République. Depuis, ce dernier songe donc à un autre jeu de chaises musicales. Entretenant avec Didier Migaud des relations détestables, il pourrait persister à vouloir l’évincer de la Cour des comptes, pour lui offrir en lieu et place la présidence de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), l’actuel détenteur du poste, Jean-Louis Nadal, devant partir à la retraire en décembre prochain. Et de la sorte, le futur ex-commissaire européen, Pierre Moscovici, pourrait devenir premier président de la Cour des comptes.

Ce projet de jeu de chaises musicales, qui est pris très au sérieux par les magistrats financiers, suscite beaucoup d’indignation à la Cour des comptes. Pour deux raisons. La première, c’est qu’une institution de la République comme la HATVP, pour récente qu’elle soit, soit conçue par l’Élysée comme une variable d’ajustement pour débarquer Didier Migaud et assurer la promotion d’un obligé du Palais apparaît assez pitoyable, même si les mœurs de la monarchie républicaine favorisent constamment ce genre de triste pratique.

Et puis, il y a aussi la qualité du favori de l’Élysée, qui inquiète nombre de ténors de la Cour des comptes. Beaucoup font valoir que Pierre Moscovici ne présente pas toutes les qualités d’indépendance que doit afficher un premier président de la Cour des comptes – comme ce fut le cas par exemple avec un Philippe Seguin ou, dans un autre registre, avec Pierre Joxe.

Un seul exemple : à l’époque ministre des finances, Pierre Moscovici a joué un rôle controversé quand le scandale Jérôme Cahuzac a été révélé par Mediapart, en décembre 2012. Loin de respecter la séparation des pouvoirs au lendemain de l’ouverture d’une enquête préliminaire et de laisser la justice diligenter une demande d’entraide administrative à la Suisse, c’est lui-même qui a pris l’initiative et supervisé cette demande d’entraide, dans le dos du procureur concerné. Et tout cela a abouti au résultat que l’on sait. Sous la dictée de l’agence Havas, le Journal du dimanche a osé titrer, le 9 février 2013 : « Les Suisses blanchissent Cahuzac ».

Or, les magistrats financiers, qui n’ignorent rien du droit, aiment par les temps qui courent rappeler une théorie juridique connue sous l’appellation de « théorie des apparences ». Selon Wikipedia, cette théorie repose sur un principe judiciaire anglo-saxon, qui peut se résumer par cet adage : « Il n’est pas d’une quelconque importance mais d’une importance fondamentale que la justice ne soit pas seulement rendue formellement mais qu’elle le soit impérativement de façon à écarter l’existence de tout doute. »

Ce principe a prospéré dans le droit français, de façon que les citoyens aient confiance dans leur justice et qu’elle fonctionne en écartant tout ce qui peut nourrir la suspicion. Dans un pays où l’indépendance de la justice est encore à conquérir, le principe est souvent écorné, mais nul n’ose dire publiquement que cette théorie des apparences ne doit pas guider l’action publique.

Or, elle joue à l’évidence contre Pierre Moscovici. À la Cour des comptes, on rappelle donc cette théorie des apparences avec d’autant plus d’empressement que, dans le passé, des responsables de la juridiction financière, trop peu indépendants, ont durablement terni l’image et la réputation de la Cour pour plaire à l’Élysée. Se souvient-on par exemple qu’à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, la Cour des comptes, dont le premier président était à l’époque Bernard Beck, avait été éclaboussée par un scandale parce qu’un rapport très embarrassant pour l’Élysée, décortiquant la sulfureuse et grotesque affaire des avions renifleurs d’Elf, avait très opportunément disparu ?

Article publié le 2 mars 2019.


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